LUBRIZOL: LES AUDITIONS DE LA COMMISSION D’ENQUÈTE DU SÉNAT

LUBRIZOL: LES AUDITIONS DE LA COMMISSION D’ENQUÈTE DU SÉNAT

novembre 21, 2019 Non Par admin

Voici le lien pour visionner les vidéos des auditions de la commission d’enquête du Sénat à propos de l’incendie de LUBRIZOL.

http://videos.senat.fr/Datas/senat/portail/commission.LUBR

Notamment celle de Madame Annie THEBAUD MONY, CF COMPTE RENDU

Audition de Mme Annie Thébaud-Mony, sociologue de la santé, directrice de recherche honoraire à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm)

M. Hervé Maurey, président. – Nous accueillons maintenant Mme Annie Thébaud-Mony, sociologue de la santé et directrice de recherche honoraire à l’Inserm, spécialisée dans l’étude des obstacles à la connaissance, à la reconnaissance et à la prévention des cancers d’origine professionnelle.

Vous vous êtes rendue à Rouen très vite après l’incendie, et vous avez estimé qu’il s’agissait d’un accident chimique majeur, d’une catastrophe dont les conséquences seront progressives et pourraient être dramatiques. Vous préconisez la mise en oeuvre d’un suivi sanitaire comparable à celui déployé aux États-Unis après les attentats du 11 septembre 2001. Le rapprochement de ces deux événements a pu surprendre, voire choquer. Depuis vos déclarations, le Gouvernement a annoncé la création, d’ici au mois de mars prochain, d’un dispositif de biosurveillance sur lequel nous souhaitons avoir votre avis.

Avant de vous laisser la parole, je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d’enquête parlementaire est puni de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000  euros d’amende.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d’enquête, Mme Annie Thébaud-Mony prête serment.

Mme Annie Thébaud-Mony, sociologue de la santé, directrice de recherche honoraire à l’Inserm. – Mes travaux de recherche portent sur la grave question des cancers d’origine professionnelle, mais je travaille aussi, depuis près de trente ans, sur les conséquences du recours à la sous-traitance sur la gestion, la connaissance et la prévention des risques industriels, ainsi que sur les conditions de production de connaissance en santé publique concernant les effets sanitaires de ces risques industriels.

Il n’y a aucun doute sur le fait que, parmi les nombreuses substances dites CMR Cancérogènes, Mutagènes et Reprotoxiques présentes sur le site de l’incendie, certaines sont reconnues depuis très longtemps pour leur toxicité et font même l’objet de tableaux de maladies professionnelles. Ces tableaux ne sont adoptés que lorsque l’évidence est absolument indéniable, surtout pour les cancers. Il y a les hydrocarbures polycycliques aromatiques, le benzène, le toluène, des métaux lourds et l’amiante. Les CMR sont des produits toxiques sans seuil de dose. Les effets de synergie n’ont malheureusement pas été très souvent étudiés, mais on s’est, par exemple, intéressé à la synergie amiante-tabac : on fait peut-être porter au tabac plus que ses péchés, car il semblerait que la synergie amiante-tabac soit cinquante fois plus nocive que chacun de ces produits pris séparément.

Je veux revenir sur les prescriptions du code du travail concernant les CMR. Il y a une sorte de contradiction entre le code du travail et le code de l’environnement. Le code du travail prescrit l’évaluation du risque, son évitement et, quand c’est possible, la substitution des produits : il faut travailler en système clos et, surtout, restreindre les quantités de produits présents sur les lieux de travail. Or l’article R. 512-9 du code de l’environnement dispose que l’étude de dangers « justifie que le projet permet d’atteindre, dans des conditions économiquement acceptables, un niveau de risque aussi bas que possible compte tenu de l’état des connaissances » : la contrainte est ici beaucoup plus légère. Il n’y a pas non plus de véritable exigence de transparence dans le code de l’environnement. Je pense que les événements de Rouen montrent que la réglementation du code de l’environnement atténue les exigences du code du travail, voire les fait disparaître, en quelque sorte.

Le rôle de la sous-traitance est, à mes yeux, un sujet extrêmement important. Un récent article du Monde évoquait une enquête effectuée par un organisme patronal auprès des entreprises utilisatrices, des entreprises sous-traitantes et des salariés ; cette enquête montrait que la situation était assez catastrophique.

Mon collègue australien Michael Quinlan a fait la synthèse, voilà quelques années, des conditions qui augmentent le risque d’accident industriel. Outre les manquements dans la conception, l’organisation et la maintenance, il relève, parmi les facteurs prédominants, la négligence face aux signaux d’alarme antérieurs et aux causes non immédiates : or c’est ce que l’on constate presque systématiquement dans les situations de sous-traitance. Ce point a également été soulevé lors de l’accident d’AZF à Toulouse.

Je voudrais insister sur une autre condition : le non-respect des normes, règles et injonctions produites par l’administration du travail et celle de l’environnement. Dans toutes les catastrophes que Michael Quinlan et moi-même avons étudiées, nous avons retrouvé ce non-respect des règles. Lubrizol a été condamné, il y a six ans, à 4 000 euros d’amende à la suite d’une fuite ; c’est tout de même un signe avant-coureur très inquiétant.

Une autre condition systématiquement relevée est l’absence de prise en compte de l’expression des travailleurs quant aux dangers potentiels. Je suis frappée du relatif silence de la part des salariés de cette usine dans les jours ou les semaines précédant l’incendie. Peut-être l’enquête permettra elle d’en savoir plus.

L’absence de communication entre les travailleurs et le management est un effet de la sous-traitance, qui rompt le lien entre celui qui prescrit le travail et ceux qui l’exécutent. En effet, dans la relation commerciale entre deux entreprises, les prescriptions de sécurité sont totalement sous-traitées à l’employeur extérieur, qui bien souvent ne dispose pas des éléments nécessaires pour assurer la sécurité de ses propres travailleurs. C’est une situation extrêmement grave et constante dans toutes les situations de sous-traitance que nous avons pu étudier. Paradoxalement, les travailleurs font confiance à l’expertise technique des responsables du site. La formation insuffisante, voire inexistante, des personnels est un autre problème évident ; c’est d’ailleurs ce que les juges avaient considéré comme l’infraction la plus grave commise par les responsables de l’usine AZF.

J’en viens à une autre dimension : les conséquences de l’incendie. Celles-ci doivent être analysées sur le long terme. Les cancers ne surviendront pas dans trois ou cinq ans, mais dans dix, vingt ou trente ans. Je me suis appuyée sur les travaux de collègues en santé publique qui ont analysé les conséquences sanitaires des catastrophes de Seveso, Three Mile Island, Bhopal, Tchernobyl et Fukushima, ainsi que du World Trade Center. Ce dernier cas a donné lieu au meilleur suivi des victimes : on parvient à identifier, depuis quelques années, les cancers en rapport avec la catastrophe. Ces études insistent sur l’organisation du suivi des personnes exposées, et non pas seulement des blessés, ainsi que sur l’information citoyenne pour une préparation effective aux urgences et, surtout, sur l’analyse et la publication de données descriptives au fil du temps. Pour Tchernobyl, Fukushima et le World Trade Center, on dispose de données qui permettent complètement d’associer des conséquences sanitaires gravissimes à ces catastrophes.

Lubrizol a généré une pollution professionnelle et environnementale très grave. J’insiste sur le fait que les travailleurs sont les premiers concernés : non pas seulement ceux du site, mais aussi tous ceux qui ont travaillé, huit heures par jour, au moment où le nuage est passé. Un problème évident de décontamination se pose. Il faudra demander à des techniciens comment le résoudre : un organisme comme l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS) a certainement des propositions à faire de ce point de vue. Le suivi sanitaire sera également essentiel.

L’épidémie de cancers en France représente 400 000 nouveaux cas par an, dont moins de 0,5 % sont reconnus comme maladies professionnelles, ce qui est un scandale permanent. Le travail tue par le cancer. Au niveau européen, on estime à 130 000 par an le nombre de décès dus à des cancers professionnels, maladies dont le coût est évalué entre 270 et 610 milliards d’euros. Pour punir ces « crimes industriels », il est nécessaire de renforcer les sanctions pour infraction et mise en danger de la vie d’autrui. La seule mesure de prévention efficace sera l’interdiction de la sous-traitance sur les sites Seveso et les sites nucléaires.

M. Hervé Maurey, président. – Lorsque nous avons rencontré les représentants du personnel de l’entreprise, y compris des syndicalistes, ils nous ont indiqué que celle-ci était quasi exemplaire et qu’eux-mêmes étaient extrêmement respectueux des règles de sécurité. Comment expliquez-vous cette différence avec vos conclusions ?

Mme Annie Thébaud-Mony. – Plusieurs alertes ont été lancées par des inspecteurs du travail et des syndicalistes CGT auprès du comité régional d’orientation des conditions de travail (Croct) un peu avant 2013, puis entre 2013 et 2018. Vous auriez tout avantage à auditionner Gérald Lecorre, inspecteur du travail et responsable santé et travail au sein de l’union départementale CGT de Seine-Maritime, avec lequel j’ai fait un rapport sur la sous-traitance et la connaissance des risques cancérogènes sur les sites chimiques de Normandie. Nous avions à l’époque, en 2010 ou 2012, collaboré avec l’inspection du travail, et il était apparu que des signalements transmis au Croct n’avaient pas été pris en compte.

Mme Christine Bonfanti-Dossat, rapporteure. – Merci pour cet exposé liminaire très intéressant et inquiétant. Le préfet a tenu à rassurer la population en écartant le risque lié à l’amiante et en indiquant que les produits présents sur le site n’étaient pas particulièrement dangereux. On sait toutefois que, parmi les dix produits présents en plus grande quantité, figurent des substances pouvant nuire gravement à la fertilité.

Vous soulignez la présence de benzène ou d’hydrocarbures, potentiellement cancérigènes, en indiquant que la dangerosité était liée à l’« effet cocktail » lors de la combustion de tous ces produits. Sur quels éléments vous basez-vous pour prévoir des conséquences négatives sur la santé des populations ? Considérez-vous que les entreprises classées Seveso prennent suffisamment en compte les problématiques sanitaires dans leur plan de prévention ? Depuis dix ans, certaines réformes législatives ont en effet allégé les conditions de sécurité sur ce type de sites.

Mme Annie Thébaud-Mony. – Je suis malheureusement convaincue que des personnes vont subir dans les prochaines années et décennies les conséquences de cette catastrophe. Je préfère parler d’« effet de synergie » plutôt que d’« effet cocktail ». Chaque molécule introduite dans un organisme humain peut avoir ses conséquences propres, mais lorsqu’il y en a plusieurs, elles peuvent interagir et entraîner des effets complémentaires. Comme je l’indique dans mon ouvrage La science asservie, tous les travaux menés sur les cancers montrent qu’il n’y a pas de neutralisation d’un cancérogène par un autre ; il se produit plutôt une potentialisation des effets.

Par ailleurs, la dégradation des molécules liée à leur combustion a également des conséquences néfastes. Ainsi, les hydrocarbures aromatiques polycycliques – il y en a des centaines, dont le plus connu est le benzopyrène, cancérogène avéré depuis longtemps – sont issus de la combustion des hydrocarbures. Il faut aussi citer les suies, également cancérogènes, dont on connaît les conséquences sur la santé, notamment chez les ramoneurs, depuis la fin du XVIIIe siècle.

Dans le cas de Lubrizol, certains produits présents sont effectivement nuisibles à la fertilité. Le problème est que la liste publiée sur le site de la préfecture est très difficile à saisir. Des collègues ont essayé d’identifier les numéros du chemical abstract registry, qui est le registre des substances chimiques, et du registre de l’Agence européenne des produits chimiques (Echa) : ils ont identifié près d’un millier de molécules différentes, parmi lesquelles on trouve des cancérogènes, des mutagènes, des reprotoxiques, des neurotoxiques comme le plomb, des cancérogènes, des substances nuisibles pour le système cardiovasculaire et le rein. Il conviendrait que les institutions fassent un travail beaucoup plus approfondi de recensement, afin de mettre en place le suivi approprié.

L’étude que nous avions menée en Normandie montrait une certaine légèreté en termes de plans de prévention. Une entreprise se contentait ainsi de réunir ses sous-traitants, au nombre d’environ 500, une fois par an dans une salle et de leur distribuer un CD soi-disant « de sécurité », puis faisait signer chaque entreprise afin qu’elle atteste avoir été informée. Il y a un écart entre ce qui est prescrit et la réalité du travail. Le problème est que l’on se fie beaucoup trop aux dossiers et pas assez à l’expérience des travailleurs sur le terrain.

Mme Nicole Bonnefoy, rapporteure. – Vos propos, très forts, entrent en choc frontal avec ceux du PDG du Bristol, qui a expliqué que cet incendie pouvait se comparer avec celui d’une maison ! Comment analysez-vous la défiance des citoyens à l’encontre de la parole publique et de ce qu’ont pu dire les responsables de Lubrizol ?

Mme Annie Thébaud-Mony. – Jean Rostand disait : « L’obligation de subir nous donne le droit de savoir. » Lors des catastrophes qui se produisent en France, l’obsession des pouvoirs publics, qui est de rassurer, les empêche de dire les choses telles qu’elles sont. Connaissant un certain nombre des produits qui se trouvaient dans cette usine, je savais que la suite serait terrible, et c’est pourquoi je me suis exprimée en ce sens sur France Culture au lendemain de la catastrophe. La perte de confiance est liée à ce message faussement rassurant. Ce qui apaise, c’est de connaître la réalité des faits et la façon de les combattre.

M. Hervé Maurey, président. – Comment donner à nos concitoyens la certitude qu’on ne leur raconte pas d’histoires mais qu’ils sont totalement, complètement et honnêtement informés ? Ne faudrait-il pas établir un protocole des informations qui sont attendues de la part des responsables politiques ?

Mme Annie Thébaud-Mony. – La première mesure qui aurait dû être prise après la catastrophe de Lubrizol, mais aussi dans d’autres cas similaires, c’est de communiquer sur la réalité des faits : « Une usine chimique brûle, restez chez vous, fermez vos commerces, ne sortez pas. Nous allons faire des analyses de ce que transportait ce nuage. » La demi-mesure qui a été appliquée à l’agriculture aurait dû l’être beaucoup plus tôt, et à toute la ville de Rouen, à tous ceux qui se sont trouvés sous le panache de fumée !

Lors de la catastrophe de Tchernobyl, la France a traité la situation différemment de l’Allemagne, la Suisse et l’Italie, pays dans lesquels on a immédiatement conseillé aux habitants de prendre des précautions et qui n’ont pas caché, par exemple, que les végétaux étaient contaminés en présence de radioactivité. Pendant ce temps, chez nous, on disait que le nuage s’était arrêté à la frontière et aucune mesure de précaution n’était prise !

M. Pascal Martin. – En tant que Rouennais, présent le jour de l’incendie, je suis interpelé par la différence entre le discours du PDG de Lubrizol, qui minimise la situation, et votre témoignage ! Vous parlez de « crime industriel », vous évoquez les catastrophes de Fukushima, du World Trade Center, de Tchernobyl et d’AZF, qui ont entraîné des morts par centaines, voire par milliers… Or on peut dire qu’à Rouen, dans un perspective de court terme tout au moins, il n’y a eu ni morts ni blessés, même s’il s’agit bien d’un incendie majeur.

Disposez-vous d’informations indiquant que l’incendie de Lubrizol aurait eu pour origine des dysfonctionnements liés au recours à la sous-traitance ? J’ai posé cette question aux salariés de Lubrizol, qui ont répondu qu’il n’y avait pas de lien direct avec la sous-traitance, et qu’ayant été formés à la culture du risque, ils ne s’expliquaient pas la violence de cet incendie.

Mme Annie Thébaud-Mony. – Je vous renvoie à l’article du Monde : parmi les salariés de la sous-traitance soumis à des tests de connaissances, 98 % ne connaissent pas les principes généraux de prévention, 92 % ne savent pas ce qu’est le document unique d’évaluation des risques professionnels, 99 % ignorent la liste des travaux dangereux et sont incapables de dire ce que contient une fiche de données de sécurité, 75 % ne savent pas ce qu’est une zone ATEX, c’est-à-dire une zone à risque d’explosion. Et 92 % des personnels travaillant avec un permis de feu n’ont pas été formés au maniement d’un extincteur.

M. Hervé Maurey, président. – Le site de France Chimie fait pourtant mention de dispositifs d’habilitation des entreprises sous-traitantes. Serait-ce une publicité mensongère ?

M. Pascal Martin. – Ma question portait spécifiquement sur la sous-traitance au sein de l’entreprise Lubrizol.

Mme Annie Thébaud-Mony. – Une partie des stocks de produits chimiques de Lubrizol se trouvait sur le site de l’un de ses sous-traitants, Normandie Logistique, qui n’avait probablement pas formé ses salariés à ce type de stockage et ne les avait sans doute pas non plus alertés sur la conduite à suivre en cas d’incendie. Par ailleurs, les pompiers qui sont intervenus n’ont pas trouvé les équipements de sécurité nécessaires sur le site de Lubrizol.

M. Hervé Maurey, président. – À ma connaissance, ce que vous dites sur les sous-traitants de Lubrizol n’est pas avéré.

Mme Annie Thébaud-Mony. – Il faudrait mener une analyse plus fine, comme cela a été fait pour AZF. Les documents d’assurance qualité et de certification, qui regroupent un ensemble de prescriptions, sont en fait des chèques en blanc. Les salariés de la sous-traitance intervenant pour la maintenance des centrales nucléaires m’ont expliqué que ces prescriptions étaient souvent inapplicables…

Le système d’habilitation mentionné sur le site France Chimie n’est pas franchement mensonger, mais il traduit toute la différence entre ce qui est prescrit et la réalité des situations, qui nous rattrape toujours.

Mme Céline Brulin. – Vous avez indiqué que le code de l’environnement avait fait disparaître certaines dispositions du code du travail. Pourriez-vous nous donner des exemples ?

À la suite de l’incendie de Lubrizol, faudrait-il tenir un registre de suivi de la progression des cancers ? Pourrait-on s’inspirer de la procédure suivie après l’attentat contre le World Trade Center ?

Que pensez-vous des protocoles mis en place par Santé publique France ?

Pouvez-vous nous en dire plus sur les alertes transmises au Croct par des inspecteurs du travail et des syndicalistes ?

Mme Annie Thébaud-Mony. – La loi Bachelot et la réglementation Seveso, qui font référence à des « conditions économiquement acceptables », entretiennent une ambivalence : cela sous-entend que les contraintes sont trop lourdes. Cette logique s’est traduite concrètement dans le cas de Lubrizol puisque le préfet a pu donner une autorisation administrative d’augmenter la capacité de production et de stockage de produits chimiques dangereux sur le site. Les lubrifiants sont en effet des produits extrêmement toxiques, et les additifs aux lubrifiants encore davantage. La simplification administrative prévue par le code de l’environnement a donc rendu encore plus prégnante l’exigence économique.

Le code du travail prévoit une évaluation complète des risques. Or il n’y a pas de transparence puisque la liste des produits n’est pas accessible au grand public et que le secret industriel s’applique. De mon point de vue, lorsque les substances sont aussi dangereuses, la transparence devrait être totale.

Le leitmotiv, depuis la directive « cancérogènes » de 1991, est qu’il faut à tout prix éliminer les CMR de l’espace de travail. D’un côté, le code du travail préconise une telle élimination ainsi que des précautions extrêmes ; de l’autre, le code de l’environnement prévoit non pas une évaluation environnementale mais une simple autorisation administrative. C’est contradictoire !

Sur le registre de suivi des cancers, il ne s’agit pas de comparer les catastrophes terme à terme, mais d’évaluer la gestion sanitaire qui a ensuite été mise en place. Après l’attentat contre le World Trade Center, les équipes se sont préoccupées des catastrophes à venir, à Tchernobyl aussi ; ce travail est engagé à Fukushima, mais il y beaucoup de « bâtons dans les roues »… Il faut mettre en place un suivi concernant, d’abord, les pompiers, tous ceux qui se sont retrouvés sous le panache, les riverains, les enfants et les femmes enceintes. Cela rend nécessaire une évaluation des risques digne de ce nom, avec l’établissement d’une cartographie de l’ensemble du nuage.

Nous sommes un certain nombre de professionnels de la santé publique et de la santé au travail à souhaiter prendre connaissance du protocole élaboré par Santé publique France, ce qui n’a pas été possible jusqu’à présent.

M. Hervé Maurey, président. – Vous avez dit très clairement que l’essentiel des conséquences étaient à venir. Comment, dans ces conditions, évaluer le préjudice subi et l’indemniser ?

Mme Annie Thébaud-Mony. – Pour faire le lien avec ce qui précède, il faut établir un suivi à partir de l’exposition. S’il s’agit d’un suivi respiratoire, il ne faut pas se limiter à prescrire des scanners, mais aussi d’examiner la fonction respiratoire au fil du temps, comme cela a été fait au Mount Sinai Hospital de New York pour les sinistrés du World Trade Center.

S’agissant de l’indemnisation, le préjudice d’anxiété doit être pris en compte : la Cour de cassation a jugé que tout travailleur ayant été exposé à une substance chimique et en apportant la preuve peut légitimement le faire valoir.

Pour les autres préjudices, il s’agit de déterminer les atteintes à la santé en fonction du type de polluants et de prendre en compte une éventuelle incapacité temporaire ou permanente. Rappelons qu’à partir du moment où la formule sanguine a été altérée, le risque de cancer est augmenté.

M. Hervé Maurey, président. – Merci, madame, pour cette intervention très intéressante. Pourrez-vous nous renvoyer vos réponses écrites au questionnaire que nous vous avons adressé ? Nous aimerions également connaître toutes les propositions que vous souhaitez faire, qu’il s’agisse de l’harmonisation des codes, des règles en matière de sous-traitance ou du suivi épidémiologique.

Ce point de l’ordre du jour a fait l’objet d’une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.